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Au pied de la porte

  • Photo du rédacteur: Jimmy Poorteman - Holycrabe
    Jimmy Poorteman - Holycrabe
  • 11 nov. 2020
  • 19 min de lecture

Ce n’est que très récemment que j’ai réellement compris l’intérêt de ces recherches. D’ordinaire plutôt attaché à des problématiques plus tangibles et concrètes, les lubies de certains de mes camarades friands de spiritisme et de surnaturel ne m’évoquaient aucun attrait, que du contraire. J’étais d’ailleurs surpris que dans cette promotion de linguistes se retrouvent autant d’amateurs des langues germaniques, portés par des recherches sur des versions plus ou moins authentiques et plus ou moins censurées d’ouvrages bien connus des experts en occultisme. L’Unaussprechlichen Kulten étant parmi les ouvrages fondateurs de certains de ces cultes sombres provenant d’ailleurs. Ils se contenteraient pour la plupart du reste d’adaptations. J’étais pour ma part davantage intéressé par l’aspect historique que pouvait réserver la recherche du langage et de son évolution. Je m’étais cependant naturellement fait de nombreux amis lors de ces années, y compris parmi ceux en quête d’êtres venant d’autres mondes ou dimensions. Nous convînmes simplement de ne pas aborder lesdits sujets, sous peine de donner lieu à des discussions particulièrement houleuses et fort peu cordiales. L’un d’eux avait d’ailleurs accepté cet état de fait relativement rapidement et sans heurt, et il devint en quelque sorte mon meilleur ami lors de cette période. Ayant tous deux été diplômés de l’université de Miskatonic avec les honneurs en 1912, notre amitié persista à travers les années, bien que nos professions respectives ainsi que les vents de la vie ne nous obligent à rendre cette relation essentiellement épistolaire. C’est ainsi qu’à l’automne 1936, je reçus sa correspondance habituelle. L’enveloppe était cependant plus abondante qu’à l’ordinaire, et j’eus le soupçon que ses vieux démons – au propre comme au figuré – avaient décidé de se manifester. Lui qui avait pourtant mis de côté la sorcellerie pour se concentrer sur la rédaction d’une monographie illustrée de l’architecture de la région d’Arkham, dans laquelle il était resté après nos études. Je trouvais sa plume agitée, et sa calligraphie pourtant d’ordinaire en tous points exemplaires, écrivait ici des mots portant un léger tremblement, presqu’indicible.

Mon cher Alfred Brackley, J’ai réussi à me faire parvenir votre dernier article sur l’évolution des dialectes du Moyen-Orient lors des derniers siècles. J’émets quelques réserves quant à la méthodologie que je suppose vous avez utilisée, ceci sans manquer de respect au travail que vous avez abattu ces derniers mois lors de vos recherches, et je suis content de voir que ce labeur a trouvé un certain succès, si j’en crois mes collègues ici à l’université. J’aimerai vous faire part de mes commentaires, mais j’ai bien peur de préférer vous le faire de vive voix plutôt que par voie de courrier, afin que vous puissiez contre- argumenter d’une part, et parce que je pense qu’il est grand temps de se revoir d’autre part. Mon vieil ami, je pense en effet que cet échange épistolaire a besoin d’une pause, et notre dernière rencontre en chair et en os remonte à trop longtemps. J’ai moi-même des recherches dont j’aimerai vous faire part afin d’avoir votre avis éclairé, à vous qui êtes resté focalisé sur l’étude du langage. J’ai découvert en effet des symboles pour le moins étranges lors de mes promenades attentives à Arkham, et j’aimerai que vous m’aidiez à déterminer s’il s’agit simplement d’une forme extrêmement primitive d’art issue d’anciennes tribus sauvages et dont la culture aurait trouvé une manière de s’infiltrer dans l’architecture locale, ou s’il s’agit comme je le soupçonne de signes chargés d’une signification propre à un ancien langage lié à des rites occultes. Je sais que mon intérêt pour les entités surnaturelles vous a toujours révulsé, mais je pense avoir dans mes dossiers suffisamment d’éléments pour insinuer le doute même dans un esprit aussi cartésien que le vôtre. J’aurais volontiers accompagné cette lettre de photographies, mais cela vous aurait permis de balayer ces questions sans me rendre visite. Pardonnez donc que je vous force quelques peu la main mais votre conversation et vos traits d’esprit me manquent, je l’avoue. J’aimerai également vous faire rencontrer quelque personne de mon entourage, qui m’aide notamment à l’élaboration de mon livre. Il s’agit d’une théologienne, doublée d’une historienne, ce qui devrait vous intéresser, et elle étudie entre autres les anciens cultes difficiles à répertorier qui étaient exercés bien avant que la civilisation ne touche ces terres. Elle dispense quelques cours à l’université et c’est par ce biais que j’ai demandé son aide. Ses travaux sont malheureusement peu connus et je crains que de vous donner son nom ne vous indique aucunement de qui il s’agit. J’aimerai cependant vous la présenter, et que vous nous apportiez l’éclairage du linguiste aguerri sur nos récentes découvertes. Je suis convaincu qu’à nous trois, nous parviendrons à faire la lumière sur plus d’un mystère ! Vous trouverez donc joints à cette missive les dates durant lesquels je puis vous accueillir et vous héberger, si vous acceptez mon invitation. J’espère de tout cœur recevoir des nouvelles positives à ce sujet. Sincèrement vôtre – W. Leyburn

Je fronçai les sourcils en posant négligemment la lettre sur mon bureau. Comme je le craignais, mon départ avait laissé mon ami à la merci de ses intérêts occultes. Je laissai s’échapper un soupir et saisissait la liste des dates auxquelles il m’invitai à le rejoindre. En quelques minutes, je trouvai une concordance entre nos deux emplois du temps. Peut-être que par ma présence je pourrai réussir à le ramener à des considérations plus réelles que la poursuite de ses fantômes et sorcières. Il était également vrai, d’autre part, que notre éloignement commençait à se prolonger plus que je ne l’appréciais, et la possibilité de lui proposer une rencontre m’avait plus d’une fois effleuré. Je lui répondis dans la soirée, et la lettre fut envoyée au matin. Mon arrivée – ou devrais-je dire retour ? – à Arkham me rappela pourquoi j’étais parti. La ville porte ce masque de torpeur et même l’air porte ce goût de l’étrange. Quand on y avait grandi, on pouvait difficilement s’en apercevoir, mais après un séjour prolongé dans d’autres régions, c’était une sensation frappante. Il était en réalité peu étonnant que les adeptes de spiritisme et de mysticisme soient attirés par cette ville et la désignent comme l’un des centres de nombres de leurs légendes. Ces pierres portent et porteront encore sans doute des décennies durant ce magnétisme, cette attraction pour les jeunes érudits en quête d’exotique et de frisson. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point j’étais soulagé d’avoir quitté ses pavés humides lorsque des recherches et obligations familiales m’en avaient éloigné. L’autobus me déposait non loin de la maison de Whitford Leyburn. Je frappai à la porte de l’imposante demeure qui correspondait à l’adresse, et après quelques instants, la porte s’ouvrit. Whitford était là, devant moi, avec toujours ce sourire au coin des lèvres et une sorte de malice bienveillante dans les yeux. Il semblait vieilli, plus que je ne l’aurais anticipé compte tenu du temps écoulé depuis notre dernière rencontre, et la lumière de ce jeudi matin contre la pâle peau de son visage, le forçant à brièvement cligner des yeux, m’inquiétait, mais il gardait cette énergie que je lui connaissais. Il m’invita à entrer et m’expliqua qu’il monterait mes bagages lui-même dans la chambre qu’il m’avait attribuée. Je fus pour le moins surpris qu’il n’emploie pas de domestiques en vivant dans un bâtiment pareil, mais en progressant vers le salon où nous allions parler du temps passé, je remarquais un léger désordre. Je commençais à croire que j’arrivais peut-être trop tard pour lui faire quitter ses lubies, comme si son obsession l’avait déjà arraché à des problématiques et considérations plus tangibles. Nous discutâmes pendant une heure environ, il me racontait les progrès qu’il avait réalisé pour son livre et me fit part de ces commentaires au sujet de mes dernières recherches, que je défendis cordialement. Je lui parlais également de mon prochain projet qui me ferait quitter bientôt le pays pour le Honduras, ce qui sembla éveiller chez lui un intérêt que je n’avais pas décelé plus tôt dans notre conversation. Une fois les conversations épuisées, je lui demandais à contrecœur de me montrer ce pour quoi il avait besoin de mon aide, arguant qu’au plus rapidement j’aurais vu ces signes, au plus je pourrais réfléchir à leur sens. Il se leva alors en marmonnant pendant quelques secondes avant de prendre conscience que j’étais là et de me faire signe de le suivre. Nous quittâmes le salon et montâmes à l’étage, soulevant quantités de nuages de poussière incrustée dans les tapis. La maison semblait plus petite vu de l’intérieur, car là où son aspect mènerait presque à penser qu’il s’agirait d’un manoir, il n’y avait guère la place pour se perdre dans ces couloirs. Nous arrivâmes alors devant une lourde porte en chêne qu’il ouvrit en m’invitant à l’intérieur d’un geste de la main. Je ne pus réprimer un frisson tandis que je franchis le palier et entrait dans cette pièce haute et sombre dont l’unique fenêtre aurait plutôt mérité l’appellation de meurtrière et était obstruée par une loque de tissu clouée par- dessus le châssis. Whitford me suivi alors à l’intérieur et ferma lentement et silencieusement la porte, me laissant remarquer une série de verrous et de chaînes. Dans le noir quasi-total, je ne bougeais plus, et j’entendais les pas hésitants de mon ami qui avançait à tâtons dans son propre bureau. Arrivé derrière la table en bois massif, il alluma une lampe à huile qui semblait dater du siècle dernier et dont la lumière tremblante faisait danser des ombres inquiétantes derrière nous. Il s’excusa alors pour le désordre, pour la première fois depuis mon arrivée, et s’empressa d’empiler des documents et livres qui avaient connu meilleurs jours. Je crus arriver à distinguer l’un d’entre eux comme étant un exemplaire du Culte des Goules, tandis que mon inquiétude me poussait à observer toute la pièce. Mon regard s’attarda sur la bibliothèque et je fronçai les sourcils en voyant le nombre d’ouvrages épais, reliés de cuir noir. Je n’avais pas besoin de lire leur titre pour savoir ce qu’ils contenaient. Contes et sorcelleries, issus de la psyché instable d’hommes mourants et déments comme le Necronomicon d’Abdul Al-Ahrezd ! Alors que j’envisageais de repartir et de laisser Whitford à ses élucubrations, il ouvrit devant moi un classeur rempli de photographies en plan rapproché de briques et de pierres arborant des dessins gravés et sigles. Whitford me tendit l’une des photographies d’une main hésitante. Je l’observais longuement, tâchant de la rapporter à une civilisation ou un peuple de ma connaissance, sans succès. La gravure représentait une boucle verticale, les deux extrémités se terminant par une forme légèrement ovoïde. Au centre se trouvait une croix surplombant deux traits parallèles. Je saisis une deuxième photographie, cette fois-ci la boucle était horizontale avec un carré au centre, en-dessous d’une paire de triangles soutenue par une ligne droite. Presqu’inconsciemment, j’en observais une troisième. Deux traits semblaient se tresser de haut en bas avant de se séparer en ondulant, entourés par deux traits verticaux et surplombés par le symbole d’un siphon. Ces symboles me paraissaient trop élaborés pour être issus d’un langage terrestre connu, et mes connaissances en ce qui concerne les arts tribaux étaient trop maigres pour que je puisse certifier ou non de leur appartenance à quelque culture primitive qui aurait pu exister ici auparavant. Je laissai échapper un soupir, rechignant à offrir à mon ami cette réponse qu’il espérait tant. Si je n’arrivais pas à identifier ces signes, alors il serait convaincu qu’ils appartiennent à dieu sait quel culte obscur. Je me frottai donc le front et feignis la fatigue, insistant qu’il était difficile pour moi de tirer quelque conclusion que ce soit après le long trajet du matin. Je m’aperçus que Whitford était quelque peu déçu que je ne puisse pas répondre tout de suite à ses interrogations. Il m’affirma cependant que ce n’était pas grave, que nous pourrions les consulter à nouveau plus tard lors de mon séjour, une fois que je serai reposé. Il me confia aussi un ton plus bas et le regard fuyant que le caractère étrange de ces photographies était une des raisons pour lesquelles il avait préféré ne pas m’en envoyer par courrier. Il décida ensuite de monter mes bagages dans l’une des chambres vides, à l’en croire la moins poussiéreuse, pendant que je regagnai le salon pour me reposer quelques minutes. La lumière dans le salon me paraissait cependant étrange et je réalisais en regardant le pendule que bien plus de temps que je n’en avais eu l’impression s’était écoulé dans le bureau. Ce qui m’avait paru comme l’espace d’une poignée de minutes avait en réalité duré plusieurs heures. Nous décidâmes donc d’aller prendre le déjeuner en ville afin de prendre un bol d’air. Nous reviendrions en passant devant l’université en souvenir du bon vieux temps, et regagnerions l’imposante demeure en passant par l’un des parcs où nous avions l’habitude de disserter une fois nos cours terminés. Le repas se passait sans heurt et je voyais à son attitude gauche que Whitford avait comme perdu l’habitude de sortir de chez lui. Ce repas dans un délicieux restaurant italien lui avait cependant redonné des forces, et le voilà à nouveau comme lorsque nous avions vingt ans, plein d’énergie et d’esprit. Nous discutâmes de la vie et des souvenirs que cette ville nous a offerts, et je fus surpris de la quantité de nourriture qu’il parvenait à avaler compte tenu de sa corpulence très mince. Sans doute ses recherches et son travail avaient-ils un impact lourd sur sa santé, de telle sorte qu’il lui fallait manger en grandes quantités pour tenter de contrer les effets de la fatigue occasionnée. Sur le chemin du retour, alors que l’impression lourde et oppressante de l’atmosphère de la ville s’estompait peu à peu grâce à l’air plus chaud de l’après-midi, il me montra certaines des bâtisses sur lesquelles il a pu repérer les symboles qu’il souhaitait me faire analyser. Ces derniers étaient très discrets, gravés dans les murs parfois au niveau des plaques arborant le nom des rues, parfois à hauteur de genou, mais une fois que vous les aviez vus, il devenait impossible de ne pas les remarquer. Je vis ainsi ceux que j’avais déjà pu observer dans ses notes mais également d’autres, différents, épaississant ce que je me voyais forcer de considérer comme le mystère de leur origine. Nous ne nous attardâmes cependant que peu de temps devant ceux-ci, Whitford semblant préférer ne pas attirer l’attention sur notre observation. Les bâtiments ne semblaient pas non plus donner le moindre indice sur la signification de ces symboles, puisqu’ils avaient tous été construits durant différentes époques selon lui, et qu’ils servaient des utilités différentes. À notre retour à la maison, Whitford m’expliqua que nous irions dès le lendemain rendre visite à Ms. Charlotte Dunblane, la théologienne qu’il avait brièvement mentionné dans sa lettre. Il m’emmena ensuite dans son étude, à côté de son bureau et m’amena le reste de ses notes sur les symboles ainsi que quelques articles scientifiques que cette historienne avait écrits et qu’il avait récupéré, afin que je lui sois d’une certaine manière introduit intellectuellement et que j’aie connaissance de certaines de ses idées. Je passai alors le reste de la journée à feuilleter à travers ces informations, inquiet de ne pas trouver de réponse qui permettrait de balayer l’éventualité qu’il s’agisse d’éléments attestant de l’existence de quelque entité surnaturelle dans cette ville. J’en développais même une sorte de paranoïa, pensant que tout cela n’était qu’un coup monté par Whitford pour essayer de me piéger et me forcer à admettre de la tangibilité dans ses élucubrations. Mais ces dossiers contenaient nombre de témoignages d’habitants de longue date attestant qu’ils avaient “toujours été là“ et que certains de ces symboles avaient également été retrouvés sur un monolithe dans les montagnes de la Hongrie, ainsi que dans les notes d’un jeune auteur de fantastique mort il y avait à peine une année dans des circonstances aussi atroces que déconcertantes. J’y lu également quelques mentions du Livre d’Eibon avec lequel je n’étais que peu familier mais qui me rappelait quelque sottise que j’avais pu entendre lors de conversations, que j’avais trouvées absurdes à l’époque, entretenues par mes anciens camarades de classe. Ma lecture des travaux de Ms. Dunblane fut plus longue que je l’avais cru, et j’étais surpris de ne jamais avoir entendu parler d’elle. Elle mentionnait occasionnellement des rites anciens et soupçonnés de sorcellerie dans ceux-ci, mais ce n’était souvent que très bref, et le reste consistait en des recherches extrêmement détaillées et appuyées par des témoignages auprès de sommités en la matière, et je devinai qu’il s’agissait d’une chercheuse d’un âge légèrement avancé, mais particulièrement dynamique et prompte à se rendre sur le terrain. Elle semblait avoir fait de sa spécialité les superstitions et cultes appartenant à des tribus sauvages, ainsi que leur pratique au travers des siècles, et j’imaginai que son manque de réussite provenait principalement du scepticisme de ses confrères. Le soir même, nous dinions en discutant de ce que j’avais pu déduire de ces recherches et j’étais forcé d’admettre être désarmé face à ces symboles étranges. Whitford semblait réjoui, vivant cela comme une victoire sur mon esprit habituellement catégorique sur les sujets du genre. J’avouais également être impatient de rencontrer Ms. Dunblane après avoir lu l’étendue et la qualité de ses recherches. Il s’en réjouit d’autant plus. Nous terminions de manger en dégustant un dernier verre de sherry quand l’horloge sonna dix heures. La mine de mon ami s’assombrit alors en une fraction de secondes et il saisit la première occasion pour clore notre conversation et décréter qu’il n’était plus habitué à recevoir des invités et que ma présence chez lui l’avait fatigué plus qu’il ne l’avait réalisé jusque-là. Je cachai donc mon offuscation et pris congé de lui, gagnant la chambre poussiéreuse et sentant le renfermé qu’il m’avait attribué, un peu étonné que notre soirée pourtant si courtoise se termine de cette manière. La nuit fut longue et je peinais à trouver le sommeil dans cette pièce mal entretenue. J’avais en plus comme l’impression d’être observé, et il y avait comme un murmure dans le couloir qui m’empêchait d’atteindre le repos complet. À mon réveil, j’entendais demander à Whitford qu’il prenne quelques minutes dans la journée pour nettoyer ma chambre un minimum et, ne le trouvant nulle part, je finis par frapper à la porte de son bureau, verrouillé. Sa voix derrière la lourde porte de bois était rugueuse et hésitante, et il bafouilla en m’expliquant s’être endormi sur ses notes, ce qui avait apparemment causé beaucoup de désordre dans la pièce à son réveil. Je levai les yeux au ciel, pensant justement que je m’habituais à cela, mais il ajouta que je pouvais descendre commencer prendre le petit- déjeuner et qu’il ne tarderait pas. Quand il descendit, quelques minutes plus tard, il avait en effet le visage de quelqu’un qui aurait travaillé toute la nuit, finissant par fermer les yeux sur son bureau, ce qui expliquait l’état de sa voix. Il me pria de l’excuser, ce que je fis naturellement, et nous n’abordions plus l’incident. Nous quittions la maison juste après le déjeuner et nous arrivions rapidement à l’université. Ms. Dunblane nous attendait dans son bureau et je fus confus et surpris en entrant de voir une femme à l’apparence soignée et semblant plus jeune que Whitford et moi-même. Mon impression en lisant ses recherches était qu’elle devait être proche de la fin de sa carrière, à un stade de la vie où le regard des confrères sur le sujet et la méthode de ses recherches n’importent plus. Cette dame était charmante, bien que son visage montre quelque signe de fermeté que je n’appréciait que peu. Ses cheveux couleur noisette attachés en un chignon penchant vers la gauche à l’arrière de son crâne. Ses yeux verts avaient quelque chose de perçant que ses lunettes à la forme pointue accentuaient. Elle était assise derrière un imposant bureau en hêtre verni et nous fit signe d’entrer pendant qu’elle terminait de compléter un formulaire apparemment nécessaire pour la mise en projet de sa prochaine expédition, à la recherche d’une cité oubliée et ensevelie dans les sables de la péninsule arabique. Notre discussion fut brève, elle n’avait pas le temps de nous parler, à ce moment précis, de ses recherches, ni d’entendre mes idées à ce sujet. Elle nous expliqua qu’elle avait un cours à dispenser et qu’elle nous rejoindrait d’ici quelques heures chez Whitford, là où nous pourrions parler “à l’abri des oreilles indiscrètes“. Je n’aimais guère la direction que ces recherches prenaient, trouvant éprouvant les écarts paranoïaques dont avait pu faire preuve mon ami la veille et qu’elle semblait présenter également. Mais notre interaction en resta au stade des présentations, et elle disparut au détour d’un couloir, les bras chargés d’un amas de feuilles de papiers encrées qu’elle devait rendre à ses étudiants. Le voyage aurait au moins eu le mérite d’être un peu émouvant, se promener dans les couloirs de cette école qui jadis fut mienne éveillant quelque nostalgie insoupçonnée en moi. Nous rentrâmes donc et attendîmes dans le salon avec les ensembles de notes de Whitford, les miennes, que j’avais rédigées pendant mon observation afin d’être sûr de ne rien oublier, et une bouteille de bourbon tenant compagnie à nos verres. Elle arriva comme promis quelques heures plus tard, retirant son manteau et détachant ses cheveux dans un soupir de soulagement. De légères boucles brunes tombèrent alors sur ses épaules et elle changea de paire de lunettes pour une autre, ronde, qui lui donnait l’air moins sévère. Whitford la servit un verre à son tour et nous passâmes le reste de l’après-midi à discuter, comparant nos observations et nos conclusions. Charlotte se montrait prudente au début quant à ses idées occultes, mais je fis de mon mieux pour exprimer que mon scepticisme était en cours de révision, et que la documentation fournie par mon ami Whitford était suffisante pour au moins me faire écouter attentivement ce qu’ils pouvaient avoir à en dire. Selon Charlotte, la signification de ces symboles datait d’avant même l’existence de l’humanité telle qu’elle est connue aujourd’hui. Il s’agirait effectivement d’un langage, mais celui-ci serait tellement éloigné de tout ce que nous connaissons aujourd’hui qu’il était tout bonnement impossible pour qui que ce soit de connaître leur signification complète et profonde à l’heure actuelle, voilà pourquoi elle avait simplement abandonné l’idée d’essayer de les décoder. Ces signes seraient donc un langage propre à une espèce vivante et vraisemblablement consciente, dont les dernières traces dataient d’une dizaine de millénaires au moins, et qui avait d’une manière ou d’une autre entièrement disparu de la surface de la Terre. Les quelques indices laissant croire à leur existence, comme ces symboles, étaient éparpillés aux quatre coins du monde, laissant supposer que ces entités occupaient la même place que l’humanité à l’heure actuelle dans leur propre règne animal – si et seulement si il s’agissait effectivement d’une espèce correspondant à la catégorisation d’animale. Plus inquiétant cependant était un élément que Charlotte m’expliquait, avançant qu’elle ne l’avait jamais abordé dans une étude parue officiellement parce que jugée trop invraisemblable et qu’elle craignait ou un vent de panique, ou bien des représailles. Son étude des différents cultes primitifs et sauvages l’avaient envoyé notamment en Polynésie, en Guinée et dans certaines régions reculées d’Afrique ou elle disait que des symboles similaires mais différents étaient encore révérés et adorés. Les témoignages qu’elle avait pu recueillir étaient vagues et fragmentaires, tant il était difficile de converser avec ces primitifs, mais tous semblaient indiquer pratiquer leur culte activement et pieusement – si ce terme s’applique seulement dans le cas d’entités telles que celles dont elle m’a parlé – de telle manière qu’à leur retour sur la Terre, ils reconnaîtront ceux qui leur sont restés fidèles. Ils ajoutaient d’ailleurs continuer à recevoir des visites de la part d’émissaires de leurs divinités, mais que ces derniers ne venaient que la nuit pour éviter d’être aperçus distinctement. Les prêcheurs de ces cultes étaient alors les seuls à avoir le droit de converser avec eux, à moins qu’ils ne se présentent dans un objectif de métissage, cherchant à mélanger leurs traits avec ceux de l’humanité par un procédé maléfique et écœurant. Tout cela laisserait donc envisager que ces symboles répartis dans les rues d’Arkham seraient liés au culte d’une créature voisine de celles-ci et dont la signification se serait perdue avec les générations. Un culte sombre, dormant, maintenu en activité dans l’ombre par des idolâtres s’adonnant à des rites anciens et démoniaques, notamment dans les forêts à quelques miles de la ville. Des traces des symboles avaient d’ailleurs été observées dans certaines clairières, tracées dans la terre ou gravées dans les arbres, mais que la police souvent appelée par des riverains effrayés par les cris semi-bestiaux et les lumières qui accompagnaient ces effusions de malheur n’identifiait jamais. Whitford quitta quelques instants notre conversation et j’en profitai pour nous resservir un verre de bourbon, que j’estimais nécessaire pour poursuivre cette discussion. Il revint rapidement, essoufflé par cette cavale dans ses escaliers, nous montrant un exemplaire en piteux état, mais apparemment original, des Manuscrits pnakotiques, espérant trouver davantage de réponses dans cet ouvrage. Je le trouvai étrangement enthousiaste, ce qui contrastait avec l’inquiétude que Charlotte et moins partagions face à la découverte d’entités millénaires et inconnues attendant patiemment leur retour sur une planète qu’ils souhaiteraient sans aucun doute dominer à nouveau, mais j’apparentais cela à l’excitation de la découverte scientifique. Les passages qu’il avait marqués et annotés n’apportaient cependant que peu d’informations fiables, comme c’est souvent le cas avec ces textes écrits par des hommes montrant des signes de démence paranoïaques. En essayant de lier les notions glanées dans ce tome avec ce que nous supposions – même aujourd’hui je n’ose pas parler de savoir -, il semblait que plusieurs races avaient existé jadis sur notre planète, mais que ces dernières s’étaient affrontées à plusieurs reprises. Aucune des deux n’avait réellement gagné, l’une battant en retraite pour vivre dans les fonds marins encore inexplorés à ce jour, l’autre partant pour entrer en sommeil, mais où ? Je sentis soudain le poids de ces révélations peser sur moi, même si mon esprit se refusait encore à y croire pleinement, et je fus pris de vertiges, manquant de sombrer dans l’inconscience à plusieurs reprises. Nous décidâmes alors tous trois de reprendre demain au matin, réalisant tout à coup l’heure avancée. Nous étions tellement concentrés dans nos concertations qu’il était passé deux heures du matin. Je demandai à Charlotte si elle comptait rentrer chez elle à cette heure de la nuit, et elle s’excusa auprès de Whitford de s’inviter chez lui de pareille manière. Il sembla surpris et déconcerté, mais opina de la tête et assura qu’il n’y avait pas de quoi avant de s’empresser de gagner l’étage afin de rendre présentable une des chambres vacantes, probablement dans un état aussi déplorable que celle dans laquelle je dormais moi-même. Charlotte m’expliqua également qu’elle avait craint de toutes façons que la soirée se prolonge très tardivement, pour avoir déjà vu des conversations passionnées entre amateurs de surnaturel tenir jusqu’aux petites heures du matin. Elle était donc venue en prenant avec elle sa robe de chambre ainsi que des vêtements de rechange pour le lendemain. Nous nous souhaitâmes donc bonne nuit et allâmes nous coucher dans nos chambres respectives. La nuit, je ne dormis pas. Malgré la fatigue pesante et l’alcool engourdissant légèrement mes sens, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Je finis par me lever et par aller d’un pas hésitant et discret jusqu’à la chambre de Charlotte. Je frappai à la porte, et alors qu’elle m’ouvrit, habillée dans sa robe de chambre beige, je vis qu’elle non plus ne parvenait pas à trouver le repos. Je restai là, debout, à ne trop savoir quoi dire, lorsque j’entendis soudain le bruit sourd et étouffé de quelque chose de lourd que l’on renverse sur un épais tapis venant du bureau de Whitford. Je crus tout d’abord qu’il s’était à nouveau endormi sur son bureau et que ce bruit était celui de sa chute, mais mon instinct envoya un frisson me parcourir l’échine. J’échangeai un regard inquiet avec Charlotte et nous détalions en trombe vers là d’où venait le bruit. Arrivé derrière la porte, elle était verrouillée, comme je m’y attendais, et nous appelions le nom de mon ami en frappant de lourds coups contre le bois épais, me blessant légèrement à la main. Mon instinct me transmettait une panique viscérale que je ne pouvais expliquer. Je me tus et j’entendis ce murmure lourd que j’avais entendu la veille, beaucoup plus clairement. J’entendais également les balbutiements, puis les cris de terreur atroces d’un être dont la raison comme la vie sont menacées, suivis par un grognement qui fit s’arrêter mon cœur pendant quelques secondes, car ce grognement n’était ni humain ni bestial, il venait d’ailleurs, de plus loin que cette planète, que ce monde. Alors que les hurlements et les suppliques de mon ami devenaient de plus en plus aigus et viraient vers la douleur plutôt que l’horreur, je commençais à essayer d’enfoncer la porte de l’épaule, mais l’épaisse structure de chêne résistait et refusait de bouger d’un pouce. Mon instinct me commandais d’arrêter et de fuir ce grognement lourd et profond, changeant soudain en un ronronnement menaçant et guttural alors que les cris faiblissaient. La porte cèda soudain et je trébuchai dans la pièce, devant le corps désséché de Whitford, gisant au centre du bureau dont les meubles avaient été renversés et les livres déchiquetés. Les murs portaient de larges marques de griffes ensanglantées, déchirant la tapisserie. Charlotte hurla et je levai les yeux juste trop tôt pour sauver mon esprit. Devant moi, une créature dont l’apparence frémissait et disparaissait, une entité velue, recouverte de longs poils gris, sales et ensanglantés. Ces jambes sans pieds supportant un corps massif, arqués sous le plafond pourtant élevé de la pièce, avec des griffes de la taille d’un bras humain saillissant directement de ses bras sans mains. Contre le jugement de tout mon être, une curiosité malsaine me poussa à lever les yeux et voir jaillir de ces épaules de géant une tête sans aucun attribut si ce n’est une gigantesque gueule garnie de longues dents pointues et acérées, ruisselantes du sang qui se mélangeait à la forme trouble de cette créature. Je sentais ma conscience comme ma raison me quitter tandis que la forme semblait comme s’évaporer avant de disparaitre complètement de la pièce sans un son, laissant cesser ce ronronnement de satisfaction démoniaque gravé à jamais dans mon cerveau pour qu’un terrifiant silence règne pendant quelques instants. Charlotte m’interpella alors d’une voix muette et après quelques instants de paralysie, je rampai à même le sol en arrière et je vis près du tapis, gravé dans la plainte à côté de la porte l’un des symboles que Whitford avait isolé dans ses notes, que je reconnus comme celui retrouvé dans l’affaire de l’écrivain assassiné dans des circonstances étranges.

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