Equilibrium : Un film sorti trop tôt et trop tard à la fois
- Jimmy Poorteman - Holycrabe
- 2 déc. 2020
- 10 min de lecture
Qu'est-ce qui se passe quand un film mélange une recette en perte de vitesse avec des concepts pas encore vraiment populaires? On obtient une œuvre un peu spéciale, dans laquelle après coup, on goûte les deux saveurs séparément. Ce n'est pas vraiment bon, mais on n'irait pas jusqu'à dire que c'est mauvais. Et ça, ça définit plutôt bien le film dont on parle aujourd'hui. (Comme d'habitude évidemment ça va spoiler alors attention les mirettes)
Est-ce que vous connaissez Equilibrium ? Sans doute pas, ou alors vous avez oublié. C'est un film d'action sorti en 2002 avec Christian Bale en tête d'affiche. Dans un futur plus ou moins proche, en conséquence d'une troisième guerre mondiale ayant détruit plusieurs nations puissantes à grands coups de nucléaire, naît un nouvel état (fictif évidemment) : Libria. Libria voit bien ce qu'il s'est passé dans le monde, et elle aimerait bien ne pas subir le même sort. Alors elle remonte à la racine des guerres, des violences, des crimes, et trouve les émotions humaines. Du coup les dirigeants décrètent que les émotions, c'est bon pour la poubelle, hop, débarrassé de tout ce qui n'est pas rationnel et même de ce qui fait ressentir les émotions, à savoir toute forme d'expression artistique. Dans ce monde totalitaire, on invente le Prozium, une substance permettant d'inhiber les gens et de supprimer leurs émotions, et pour ne pas les tenter, toute œuvre d'art est détruite par le feu, comme le sont d'ailleurs les gens qui sont reconnus coupables de pensée critique et de ressentir des émotions. Libria, dirigée par un “Père“ que personne n'a jamais vu mais dont les vidéos de propagande sont diffusées en boucle et en public, instaure ainsi la paix et la tranquillité, et avec elles leurs gardiens, des Clercs, super-soldats surentraînés, maîtres du Gun Kata, cet art martial mélangeant kung fu, utilisation d'armes à feu et analyse méticuleuse de chaque situation.

On suivra donc ici les aventures des John Preston (un nom particulièrement original), Clerc de son état, qui découvrira les émotions après un arrêt involontaire de Prozium, pleurant en écoutant du Beethoven pour la première fois, risquant sa peau pour un chiot (comme tout le monde en vrai) et rempli de rage à l'encontre du système qu'il sert qui a fait exécuter sa femme quelques années auparavant pour déviance émotionnelle. Il finira par rejoindre la Résistance (justement nommée) qui tente de renverser le régime en place, se faire trahir par son partenaire, découvrir qu'en fait, Père est mort depuis longtemps et a été remplacé par un successeur friand d'art et sevré de Prozium qui continue d'agir en son nom, le gardant aux yeux du public comme une figure paternelle à la fois bienveillante et éternelle. Moult combats s'ensuivent, desquels il sortira victorieux sans que le moindre doute ne vienne frôler le spectateur avant de réussir à abattre le leader et lâcher la Résistance dans la ville. Le totalitarisme rationnel est mort, hourra ! Vive la joie, vive l'amour, vive la guerre, bref, vive les émotions.
Dès le début donc, les plus mesquins crieront au plagiat ou en tous cas à l'inspiration trop vive dans des classiques de l'univers dystopique et de l'état policier. THX 1138 (George Lucas) dans le cinéma mais aussi et surtout 1984 (Georges Orwell), Fahrenheit 451 (Ray Bradbury), Le Meilleur des Mondes (Aldous Huxley), et tant d'autres depuis lors. Le fait est que même si on retrouve certains éléments communs (c'est tout le principe de l'inspiration et de la création de tropes), Equilibrium essaie d'amener son propre propos sur la table. On parle ici d'une société totalement déshumanisée, qui a décidé de sacrifier l'émotivité au profit d'une tranquillité supposée durable. Le film ne commente finalement jamais cette décision sur le plan large d'ailleurs, bien qu'il est évident qu'il présente cet écrasement de l'individualité comme quelque chose de négatif. Libérer les gens, bien sûr, mais réinstaurer les émotions qui ont pourtant été bannies pour éviter guerres et crimes sans avoir préparé le terrain derrière, pas trop certain que ce soit le bon plan.
Et c'est là que le film toussote un peu, parce qu'à force d'essayer d'avoir un propos philosophique qui sert de fil rouge d'une fusillade (certes très stylée) à l'autre, on finit par en attendre peut-être un peu trop. Le derrière entre deux chaises, celle du film d'action bourrin un peu (beaucoup) décérébré avec un personnage qui a un nombre de victimes à trois chiffres (118 morts, 3e personnage au body count le plus élevé selon moviebodycounts.com) et avec un peu trop d'utilisation de la rule of cool, cette fameuse règle qui permet de faire passer quelque chose tant qu'il est suffisamment stylé d'un côté, et en face, la dystopie autoritaire dans laquelle les émotions sont interdites ou déconseillées, avec un état policier qui écrase les populations avec une super-police sans visage, toute en répression et en équipement anti-émeutes, avec une classe dirigeante hypocrite qui ne suit pas ses propres lois et dans laquelle la mort est souvent la seule sanction valide, peu importe le délit.
Trop tard : Plus de films simples avec des héros simples

Avec la montée en puissance dans les années 70 des effets spéciaux et de l'appréciation par le public pour les cascades, on a vu une explosion dans le milieu des films d'action. On connait certaines des figures les plus importantes de cette tendance encore aujourd'hui : Arnold Schwarzenegger avec ses Commando, Predator, Terminator ou encore Last Action Hero (qui déconstruit ce genre d'ailleurs, hyper méconnu ce film alors qu'il est super), Sylvester Stallone avec Rambo, Rocky ou Demolition Man, Harrison Ford avec Blade Runner ou Indiana Jones dans un style plus family friendly, Bruce Willis avec Die Hard ou encore Mel Gibson avec les Arme Fatale, et il en reste des tonnes.

À l'époque, les gens venaient voir du gros muscle, des gros flingues, des grosses explosions, des héros qui ne rataient jamais un tir, se blessaient peu et ne clignaient pas des yeux quand ils l'étaient. Des gens capables de manipuler des armes lourdes et encombrantes d'une seule main, se battaient à la perfection et gagnaient toujours, même si c'était parfois à l'issue d'un combat haletant et tendu contre le grand méchant. Tout ça, ça fonctionne encore maintenant mais plus tel quel. Il faut autre chose, un peu plus de profondeur, un minimum de subtilité, des personnages qui doutent, luttent, se trompent, tombent et se relèvent, évoluent et grandissent.
Les films de super-héros, qui ont plus ou moins remplacé et incorporé les films d'action à l'heure actuelle sont parmi les premiers à avoir embrassé ce nouveau schéma d'ailleurs. Un héros ne gagne pas juste parce qu'il est plus fort ou que sa cause est plus juste, mais parce qu'il a été mis au tapis, a peut-être eu une vision de sa figure de mentor qui lui a dit ses quatre vérités, en tous cas il a un déclic, il change et montre de la complexité : il grandit. Dans Thor : Ragnarok, c'est en faisant la paix avec l'héritage guerrier et sanguinaire de son père et sa condition de roi d'Asgard après avoir été jeté sur une planète décharge que Thor redevient digne de ses pouvoirs et les obtient pour pouvoir affronter Hella. Dans la trilogie de Batman de Christopher Nolan, Batman est à chaque fois brisé, avant de revenir avec sa détermination renouvelée pour affronter son ennemi (moins dans The Dark Knight, mais bon, ça devait être juste l'introduction au vrai combat contre le Joker).
Même dans d'autres films d'action plus “basiques“ et similaires aux exemples plus haut, mais plus récents, on retrouve un peu plus de subtilité. G. I. Joe : Retaliation nous montre un Dwayne “The Rock“ Johnson en prise avec sa fille alors qu'elle est en pleine phase “princesses“ et veut faire des karaokés avec lui et qu'il porte une tiare. Quand un film d'action applique la même recette qu'à l'époque, alors c'est souvent dans un style totalement absurde et assumé (over the top comme disent les conducteurs de pick-up) comme par exemple la série des Expendables, qui ressemble plus à un crossover Power Rangers des grands acteurs de l'époque avec une grosse intention nostalgique.

Ces films aux ingrédients plus basiques existent encore, et rencontrent un succès marqué, il suffit de voir l'engouement autour des John Wick qui n'est finalement qu'une quête de vengeance, mais ce ne sont plus forcément le genre qui représentera la moitié des films de l'année chaque année.
Les temps changent, les goûts et les tendances également, et la plupart des tentatives pour faire perdurer ou revenir ces sagas à succès passé la fin des années 90 se sont soldées au mieux par un accueil mitigé. Terminator n'a pas vu de suite qui a vraiment convaincu les fans depuis le 2 en 1991, pourtant le sixième film est sorti en 2019. Rocky passe son temps à remonter sur le ring “une dernière fois“, mais il est véritablement temps pour les projecteurs de se tourner sur son digne successeur, Creed. Vous vous souvenez d'Indiana Jones 4 ? Encore une fois, probablement pas, et c'est pour le mieux.
Equilibrium avait encore du reste de cette ADN qui ne fonctionnait plus trop en 2002 au moment où il est sorti. Le héros est à peine blessé à travers l'intégralité du film, si ce n'est émotionnellement, met des headshots sans même viser, tire avec deux énormes fusils à pompe en même temps sans avoir aucune difficulté à gérer le recul et se bat à la perfection avec un katana contre des hordes d'ennemis à la visée de Stormtrooper sans visage, cachés par un casque de moto (“Non mais en fait c'est un casque anti-émeutes avec une visière et une protection intégrale“ bla bla bla c'est un casque de moto). Sa vulnérabilité émotionnelle quand il pleure en écoutant de la musique ou revoit avec horreur sa mine stoïque face à l'exécution de sa femme sur un bûcher n'apporte pas la profondeur et la nuance d'un héros moderne, tant et si bien qu'après avoir passé tout le film à renouer avec ses émotions, il atteint le calme parfait volontairement, sans Prozium, lors de la conclusion et de son affrontement final. Chorégraphies de combats précises, instinct parfait, John Preston, au-delà d'avoir un nom typique de héros oubliable, est un héros parfait, trop parfait, digne de bien des films des années 80 dont il porte une partie de l'héritage vieillissant. Mais il est trop tard, cette formule ne marche déjà plus assez bien pour assurer un succès, surtout quand il est associé à un autre propos principal qui lui n'a pas encore autant fait ses preuves auprès du public élargi.
Trop tôt : Inventer la dystopie tout public moderne

Si je vous dis The Hunger Games, Divergente, Le Labyrinthe et je pourrais encore en citer plein d'autres, à quoi pensez-vous ? Mais oui, vous pensez bien à cette période de 5-6 ans hyper intense où LE genre à la mode, c'était la dystopie déshumanisée dans laquelle des gens jeunes et beaux issus des milieux les plus défavorisés du système se mettaient en tête de détruire ce régime afin de libérer le peuple du joug des plus puissants. Les mauvaises langues diront que tous ces films se ressemblent, le fait est qu'en prenant les codes les plus évidents de la dystopie dans la fiction et en y ajoutant son petit grain d'identité pour se démarquer du reste, on en a effectivement vu beaucoup passer au début des années 2010. Un système de combat de gladiateur créé par l'état pour forcer les gens à l'obéissance et leur donner le bon vieux “du pain et des jeux“ (c'est quand même pas pour rien que le pays dans The Hunger Games s'appelle panem, le pain en latin), un système découpé en 5 classes attribuées durant l'adolescence et décrivant le rôle dans la société, ou alors un labyrinthe gigantesque autour de leur camp dans lequel ils arrivent mystérieusement, présenté comme seule issue qu'il leur incombe d'explorer.
Toutes ces histoires ont le point commun qu'elles sont destinées à des adolescents, des jeunes en quête d'une rébellion qu'ils pourraient tout aussi bien vivre par procuration à travers des histoires de pays fictifs ou alors réels, mais dans un futur post-apocalyptique. Ici, le méchant système est injuste, mais les ennuyeux adultes sont résignés et ont accepté l'état de fait, même s'il ne leur plaît pas. Il appartient donc à une bande de teenagers idéalistes de changer le monde, réussir là où tant d'autres ont échoué parce qu'EUX ils sont spéciaux, montrer au grand jour l'hypocrisie et la méchanceté des puissants et pourquoi pas pécho en chemin. Retirez le fait que ces œuvres sont adressées aux adolescents, et vous avez des univers dystopique dans la droite lignée de ce que décrivaient Orwell dans 1984 ou Huxley dans Le Meilleur des Mondes.
Alors, Christian Bale n'avait peut-être que 28 ans en 2002, il reste plus vieux que le public auquel on est maintenant habitué pour ce genre d'histoire, et d'ailleurs Equilibrium se veut plus mature et sérieux que ces histoires récentes. Il reste que ce genre dystopique dans lequel un membre de la société se révolte n'existait quasiment pas à l'époque, 10 ans avant que le genre ne décolle pour de bon au cinéma. À ce moment-là, une dystopie était forcément considérée comme du recyclage d'une des œuvres cultes du genre. Le site TVTropes qui répertorie les thématiques qu'on peut retrouver dans la fiction indique même qu'il contient une unbuilt trope, une thématique inexistante à sa sortie. Est-ce que le fait que le public n'existait visiblement pas encore quand le film est sorti a pesé dans le manque de succès, voire l'échec du film, aussi bien critique que commercial?
Il serait plutôt exagéré de dire que s'il était sorti en 2014, à l'heure où les salles sombres organisaient des soirées marathon de Hunger Games pour anticiper la sortie du dernier, Equilibrium serait un succès assuré. Le film n'arrive pas vraiment à décider s'il est prise de tête ou non, ni s'il s'adresse à des gens en quête de rébellion face à un système corrompu avec lequel ils sont en désaccord ou à ceux qui veulent juste voir des combats impressionnants et des fusillades spectaculaires. Mais on peut tout à fait envisager que ce film ait ouvert la voie à adapter la dystopie, une thématique avec des classiques incontournables, que ce soit en littérature ou en cinéma, à un public plus jeune, plus nouveau, moins élitiste.
L'échec d'Equilibrium, jusqu'à son récent retour à la mode, et encore, seulement chez certains nostalgiques, friands de combats et adeptes de cette époque un peu expérimentale, est dû à un film qui s'est pris pour plus complexe qu'il n'est réellement.

Le propos est intéressant, le film est spectaculaire et bourré de symbolique, mais le sous-texte sur le totalitarisme est simpliste et on ne présente pas de débat ou de solution réelle. On place la liberté émotionnelle par-dessus tout, quand bien même elle est accusée d'être la racine des guerres, et on n'aborde jamais les bonnes intentions qui subsistaient derrières les mauvaises actions de ce régime. Dans le fond, c'est comme le gâteau dans Friends : les scènes d'actions sont bonnes, l'esthétique est bonne, le propos est bon. Mais tout ça manque de liant, de cohérence, et on sent un film qui jongle avec ses deux facettes.
Du reste, je ne peux que vous encourager à regarder Equilibrium, ne serait-ce que pour vous en faire votre propre opinion. Le film n'est pas aussi bien qu'il le prétend (les affiches titraient quand même “Oubliez Matrix“ sans aucune pression) mais pas aussi mauvais qu'on le fait croire. Le réalisateur disait lui-même quelques années après que les critiques “n'avaient apparemment pas compris qu'il y avait autre chose à raconter que 1984 ou Fahrenheit 451“. Et c'est vrai que l'essentiel des critiques de l'époque ont balayé le film d'un revers de la main en se disant que c'était juste une autre dystopie déprimante. Mais il y a un petit quelque chose de plus, quelque chose qui finira par provoquer l'embrasement du genre quelques années plus tard, et rien que pour ça, il mériterait d'être sorti du rayon des Séries B et de recevoir un peu de respect, en tant que précurseur.
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