Le crunch et la possibilité de rédemption pour Rockstar Games
- Jimmy Poorteman - Holycrabe
- 3 sept. 2020
- 5 min de lecture
Il y a quelques jours, j'ai terminé Red Dead Redemption 2. Je me suis donc dit que j'allais en écrire un test complet, mais qu'il fallait absolument que je commence avec un disclaimer, rappelant que peu importe la qualité du jeu, il fallait garder à l'esprit les sacrifices des développeurs de Rockstar qui ont fait l'objet du crunch qui parasite l'industrie du jeu vidéo en général. Mais ce propos était trop important pour un disclaimer. Il fallait en parler spécifiquement, qu'il ait son propre sujet.
Durant la plus grande partie du jeu, je dois en effet avouer que j'avais comme un goût de culpabilité dans la bouche. Parce que, bien que, spoiler, j'étais émerveillé par ce monde et ces personnages devant moi la grande majorité du jeu, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à tous ces employés, ces développeurs, testeurs, designers et tous les autres qui ont passé tant d'heures, les nuits et les week-ends entre autres, à travailler sur ce jeu. Des heures supplémentaires, pas toujours payées comme telles et qui dans une certaine mesure finissent par porter atteinte à leur vie personnelle, leur santé physique et mentale. J'ai envie de dire plein de bonnes choses au sujet de Red Dead Redemption 2. Mais je dois d'abord dire que toutes ses qualités ne valent pas le sacrifice humain qu'ils semblent coûter, et que les louanges concernant le jeu que je ne suis ni le premier, ni le dernier à formuler ne doivent en aucun cas être utilisées comme excuse ou comme encouragement à ce que cette culture se poursuive. D'autant que Rockstar a toutes les cartes en main pour retourner ces affaires et en sortir grandi, comme l'un des premiers à tenter d'éradiquer ces pratiques dans l'industrie.
Le crunch, pour ceux qui ne seraient pas familier avec le terme, c'est une pratique qui consiste à travailler de très, très, très, TRÈS longues heures lorsqu'approche la date de sortie d'un projet. Il s'agit d'un phénomène extrêmement répandu dans l'industrie du gaming. Marcin Iwiński, président de CD Projekt Red disait même qu'il s'agissait d'un mal nécessaire. Rockstar Games est d'ailleurs connu pour ses séquences de crunch particulièrement intenses et prolongées. Là où dans la plupart des studios, ce terme parle de quelques semaines intenses, le studio d'où viennent les GTA et Red Dead a plusieurs fois inquiété l'opinion publique, avec des séquences de crunch étalées sur plusieurs mois, voire des années dans certains de ses studios, avec des heures de travail par semaines dépendant des témoignages, entre 45 heures et 80 heures assurées par semaine. Un tel rythme de travail porte évidemment de lourdes conséquences, en particulier sur la vie personnelle et la santé. Plus de temps libre, à peine le temps de voir sa famille.
Sans compter que chez Rockstar, cela fait presque partie de la culture de la boîte. Certains employés, anciens et actuels parlent d'une impression que leur entreprise se prend pour un culte, et que bien que ce ne soit parfois pas explicitement demandé, ces périodes de crunch sont alors quasiment considérées comme allant sans dire. Alors que Red Dead Redemption 2 s'apprêtait à sortir et que Dan Houser, l'un des fondateurs de la boîte et directeur créatif sur le jeu déclarait travailler 100 heures par semaines avec son équipe d'écriture, Kotaku sortait les résultats d'une longue enquête sur les conditions de travail dans les bureaux de la firme américaine. Ils ont recueilli énormément de témoignages d'employés et d'anciens de chez Rockstar, avec des opinions très diverses. Pour certains, c'est le prix à payer, les conditions de travail valent le coup pour travailler dans l'un des plus gros studios à succès sortant des titres parmi les plus ambitieux du monde. Pour certains, c'est tout à fait supportable, pour peu qu'on préfère sa vie professionnelle à sa vie personnelle. Pour d'autres, c'est insupportable, crée des situations de dépression, pousse les employés à chercher une échappatoire dans l'alcool.
Quelques temps après les commentaires de Houser, afin de se nettoyer un peu l'image, Rockstar sortait des rapports contenant des moyennes d'heures de travail, tout en oubliant de préciser que les jours de congés étaient comptabilisés également. Une manipulation des chiffres qui pousse certains à se sentir insultés. Ils ont également invité quelques médias dans leurs murs, à la surprise générale, afin d'interviewer quelques employés, sans cependant les isoler afin que la pression du regard des collègues (et du chef des ressources humaines de la boîte mère) ne les pousse à cacher quelques éléments. Rockstar se sert d'ailleurs pas mal de ça. Ils annoncent des initiatives ayant pour but d'améliorer la qualité de vie dans le studio et se disent ouverts à écouter les requêtes et doléances de leurs employés. Mais ces derniers ne veulent pas être celui qui fera des vagues, et si personne ne se lance, alors personne ne suivra.
Un argument qui est souvent mis en avant, c'est celui de la base volontaire du crunch. On ne demanderait pas aux employés de l'appliquer, mais ce serait apprécié, si certains acceptaient. Alors tout le monde le fait. Les témoignages parlent du poids des regards lorsque vous êtes le premier à quitter les bureaux. Et également d'une culture de la peur dans laquelle, si vous n'êtes pas content des horaires et de la quantité d'efforts qui est demandée, quand elle n'est pas exigée, alors vous pouvez quitter les locaux, et nombreux seraient ceux qui prendraient votre place, qui seraient d'accord et aligneraient les heures en se sentant privilégié de pouvoir travailler dans cette boîte, sur ces projets. Voilà pourquoi le caractère volontaire ne marche pas dans une telle situation. En tant qu'entreprise, cela n'a pas de sens de donner le choix d'effectuer des heures supplémentaires sur base volontaire. Car alors pourquoi garderiez-vous ceux qui préfèrent rentrer chez eux, passer du temps sur des projets personnels et avec leurs enfants? Pour une raison ou une autre, ce travailleur finirait dehors, et tout le monde saurait que c'est parce qu'il a osé dire qu'il ne travaillerait que 8h ce jour-ci.
Cette problématique n'est pas récente, elle agitait déjà les presses lors de la sortie de l'opus précédent en 2010. Certains employés, qui étaient déjà présents à l'époque parlent effectivement d'un changement, et pour le mieux. Et même s'il reste sans doute énormément de chemin à faire afin de se débarrasser de ce “mal nécessaire“, c'est une direction qu'il faut encourager. Car Rockstar a maintenant cette réputation un peu salie à cause de ces révélations et enquêtes multiples sur leurs conditions de travail. N'étant cependant pas les seuls, ils sont assurément les plus connus, les plus visibles. Il n'appartient donc qu'à eux de prendre ces polémiques et de les tourner en leur faveur. S'ils décident de multiplier leurs initiatives, tout en agissant en temps réel sur le terrain pour améliorer la qualité de vie et les conditions de travail dans leurs locaux, ils ont tout ce qu'il faut pour retourner la situation et se retrouver à être des exemples dans l'industrie. Ils pourraient cesser d'être les grands méchants pour devenir leaders dans une direction plus humaine. Bien sûr, ça demandera des efforts, mais ce serait une belle rédemption non?
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